Jean le Vieil

Jean della Faille n’est pas l’aîné des fils de Pierre et de Vicente Calvaert. Cependant, la vie mouvementée qu’il a menée, son extraordinaire ascension sociale, l’influence et même l’empire parfois despotique qu’il a exercé sur ses parents proches ou lointains grâce à son énorme fortune et à un sens très développé de la solidarité familiale, en font l’incontestable chef de la famille au XVIe siècle.

C’est lui qui donne aux della Faille leur patronyme définitif, c’est lui qui va faire d’eux d’importants financiers et bientôt des membres de l’aristocratie, alors qu’ils n’étaient avant lui que des propriétaires terriens.

L’existence menée par ses frères et soeurs et surtout celle de ses nombreux neveux et nièces ne pourrait s’expliquer si l’on ne savait au préalable ce que fut Jean le Vieil. C’est pourquoi il a paru indispensable d’étudier d’abord sa vie avant de se pencher sur celle de ses frères et soeurs.

Jean della Faille dit « le Vieil » occupe dans sa famille une place insigne. C’est de lui que descendent tous les della Faille encore vivants: les Waerloos, les Huysse, les Leverghem. Alors qu’il n’est dans son enfance que l’un des nombreux enfants d’un propriétaire du Courtraisis, un enfant que rien ne prédispose, semble-t-il, à un avenir brillant, à cinquante ans il est devenu l’un des hommes les plus riches d’Anvers et même d’Europe. Il est le chef d’une puissante entreprise commerciale qui possède des filiales en Angleterre, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Allemagne, même en Pologne et dans la lointaine Russie d’Ivan le Terrible.

Il a épousé la petite-fille d’un des plus grands financiers de son temps. Il est le père d’une famille aussi nombreuse que prospère.

Cet homme à l’aspect sévère et froid, au menton volontaire, aux yeux noirs qui scrutent et jaugent, cet esprit lucide, ce travailleur infatigable fut certes l’un des hommes d’affaires les plus avisés du siècle.

La nécessité de faire régner l’ordre et la discipline dans une entreprise aussi vaste que la sienne n’a pu que renforcer un sentiment inné, sans doute, de l’autorité. Aussi dès son âge mûr, ce qui frappe en Jean le Vieil, c’est un autoritarisme farouche. Il ne supportera aucune contradiction de la part de ses employés, de ses enfants, de son entourage. Cet homme qui fut une véritable providence pour tant de ses parents sans grands moyens, n’hésitera pas à faire jeter en prison son propre frère, caractère trop semblable au sien, et qui s’est permis de lui demander des comptes.

Taillé pour être un maître, nul peut-être, n’en était plus convaincu que lui.

Jean le Vieil habitait Anvers à l’apogée de sa puissance économique, aux temps heureux de Charles-Quint. Il y a vécu aussi durant le règne le plus agité de Philippe II. Il a connu les progrès du protestantisme aux Pays-Bas, les guerres de religion, puis la fermeture de l’Escaut et la décadence du grand port. Malgré toutes ces difficultés, il a réussi à maintenir le crédit et la puissance de la Maison qu’il avait fondée.

Cet homme si positif à certains égards, éprouve cependant – et c’est assez curieux – un tendre sentiment pour le pays de son enfance. Lui dont toute la puissance s’est constituée à Anvers, qui s’y est marié et y demeure, a tenu à racheter l’héritage paternel à ses frères et à ses soeurs. Il conservait précieusement dans ses archives un paquet d’une quinzaine de lettres envoyées par eux à Wevelgem en 1539 et 1540. Dans son testament, il n’oubliera pas les pauvres de son village natal, ni les parents peu fortunés qu’il y a laissés. Il les comblera de largesses.

Si Jean le Vieil est un homme résolument moderne, il reste cependant fidèle, on le voit, au passé de sa famille. Jean della Faille a énormément écrit durant sa vie. Il entretenait avec les nombreuses filiales de sa maison une correspondance suivie et abondante. Ses commis et lui-même dressaient des registres soigneusement tenus de toutes les opérations commerciales et financières qu’il traitait. Beaucoup de ces documents ont disparu au cours des temps. Heureusement il en reste assez, sinon pour retracer tous les épisodes de la vie du grand marchand, du moins pour retrouver les traits essentiels de l’homme, de son caractère et de sa carrière et pour pouvoir mesurer la place, la très grande place qu’il a occupée dans la société anversoise du XVIe siècle.

Jean della Faile est né à Wevelgem. Il écrit lui-même dans son testament. La date exacte de sa naissance n’est toutefois pas connue. Les registres paroissiaux n’existaient pas encore et c’est dans d’autres sources qu’il faut rechercher des indications valables à ce sujet. Son arrière-petit-fils par alliance, le chevalier Jean de Fumal, fixe la naissance en 1515. Cinq actes officiels passés devant l’administration communale d’Anvers attestent, le premier, que « Jan de la Faille » marchand, natif des Flandres », est âgé de 34 ans, le 11 juin 1551; le second qu’il a 38 ans, le 9 août 1558; le troisième qu’il est âgé d’environ 63 ans le 4 février 1580. Le quatrième atteste que « Jan van der Faille », natif de Flandres a 26 ans en 1542; et le cinquième qu’il a 27 ans le 21 octobre 1542.

Il y a là toute l’imprécision si fréquente dans les actes de l’époque. Le premier document fait, en effet, naître Jean en 1517, le second en 1520, le troisième, de nouveau en 1517, les suivants en 1516 et 1515. Comme on sait, par ailleurs, que Jean était un très jeune homme lorsqu’il partit pour l’Italie en 1530, il semble que la venue au monde du plus célèbre des della Faille doive se situer entre 1515 et 1517. Il ne serait donc pas l’aîné des fils de Pierre van der Faille. Bernard, en tout cas, et peut-être même Pierre van der Faille le Vieux l’auraient précédé au foyer paternel.

Jean grandit, entouré de nombreux frères et soeurs. Caser tant d’enfants dût être certainement un souci pour Pierre van der Faille. Il menait à la campagne la vie d’un propriétaire foncier et son bien, tout en étant assez étendu, n’était pas suffisant pour établir quatre fils et autant de filles. Il fallait trouver ailleurs les possibilités d’établissement. Et c’est ainsi qu’un beau matin, Jean part pour l’Italie. Il va y apprendre le commerce dans la très puissante firme commerciale fondée à Venise par une famille bruxelloise, les de Haene. 

Les grands hommes d’affaires sont encore au début du XVIe siècle, à la fois banquiers, industriels et commerçants. Loin de limiter l’activité de leur maison à un article déterminé ou même à un genre de marchandises, ils achètent et vendent absolument tout ce qui est négociable sur le marché. Une même maison s’intéresse aussi bien à la soie, aux draps, à la toile qu’aux épices, aux métaux précieux ou aux objets d’art. Elle traite des affaires tant pour elle-même que pour des clients.

L’esprit moderne, habitué à la spécialisation, a peine à comprendre qu’il ait été possible à un même homme, à une même firme, de négocier des affaires de nature si variée, d’avoir à propos de tant de marchandises différentes, une juste appréciation de l’état du marché, des conditions de vente et d’achat, des possibilités d’importation ou d’exportation. Il ne faut pas oublier que l’on se trouve à l’époque de la Renaissance, cette époque où la maxime du parfait humaniste sera : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». De même que l’on rencontre couramment au XVIe siècle des esprits cultivés, à la fois poètes, juristes, mathématiciens, historiens, hommes d’Etat, peintres, architectes – Léonard de Vinci, ce génie universel, en est le prototype – de même l’homme d’affaires du temps sera commerçant, industriel, banquier. Rien de ce qui est économique ou commercial ne lui sera étranger. Il se retrouvera avec une aisance remarquable dans un labyrinthe d’opérations hétéroclites.

 Jean della Faille le Vieil reçoit concession d’armoiries par lettres patentes signées à Prague par l’empereur Ferdinand Ier le 18 août 1562.

Il est décédé à Anvers en 1582, il est inhumé dans le caveau de famille qu’il a fait creuser dans la chapelle du saint sacrement au pied de l’hôtel des escrimeurs à la cathédrale Notre Dame à Anvers. La dalle funéraire qui le recouvre date de 1620, date à laquelle, après la mort de leur père, les fils de Martin della Faille la firent poser.

Autographe de Jean della Faille le Vieil
Marque de Marchand de Jean le Vieil